Fais attention avec cette hache, Eugène!

Eugène n'est pas très malin. Non, en fait, Eugène, il est complètement con. Enfin, certains le trouveraient con, tandis que d'autres diraient de lui que c'est un artiste, que s'il est aussi fou, c'est que la zone de son golliwog que l'on appelle "imagination" est tellement développée qu'il ne la maîtrise pas vraiment. Eugène, on ne peut s'attendre à ce qu'il fait. Il peut passer d'une idée folle à une autre d'une seconde à l'autre.

Eugène se drogue. Il lui arrive, plusieurs fois par jour, d'avaler des pilules de LSD, avec son thé, avec une cigarette, avec un bout de pain, même dans son Coca. Eugène joue avec le danger, on lui a déjà dit, à Eugène, mais il n'écoute pas. "Fais attention avec ça Eugène!". Mais non, Eugène n'en fait qu'à sa tête, et il prétend même qu'une souri nommée Gerald lui commande ses actes. Quand il se met à parler de Gerald, on ne peut rien faire. Eugène, il est comme ça.

Des fois, on retrouve Eugène avec des vêtements qu'il n'avait jamais portés. Car parfois, Eugène, il va s'amuser à piquer des vêtements sur les étendages des gens. C'est Eugène, personne ne lui en veut. On le laisse faire. On le laisse partir avec son vélo, enfin, ce n'est pas vraiment son vélo, il l'a emprunté, mais comme il a un beau panier à l'avant, Eugène l'adore, alors il ne le rend pas. Eugène est comme ça, il ne faut pas lui en vouloir.

Le soir, Eugène ne tient plus sur ses jambes. Il dit qu'il aimerait s'allonger dans un Corn Flakes et dormir longtemps. Nous, on voit bien qu'il ne va pas bien du tout. On se dit qu'il devrait arrêter le LSD. Mais non, il ne veut pas, car Gerald n'a pas de maison, et qu'il serait malheureux. Non, Eugène n'est pas taré, c'est un artiste, c'est tout.

Seulement, un jour, Eugène fut vraiment dangereux. Son regard était noir, on ne voyait plus le vert de ses yeux. On aurait dit que ses yeux étaient de grands trous noirs qui se détachaient sur le ciel. Eugène avait trouvé une hache. Il la brandissait à travers la maison, il courait comme un fou en criant "Je vais l'avoir, je vais l'avoir!". Nous tentions de le stopper, avant qu'il ne blesse quelqu'un ou qu'il se blesse lui-même. "Fais attention avec cette hache Eugène!!" Mais Eugène ne s'arrêtait pas. Il voulait tuer Gerald. Gerald fuyait, nous le savions car c'est Eugène qui le disait. Alors on le calma et on tenta de trouver Gerald à sa place.

Gerald était là, tranquillement assis sur un morceau du cerveau d'Eugène. Il nous narguait. Il fuya et entra dans le cortex d'Eugène. Nous entrîmes aussi. Il y avait à l'intérieur du golliwog d'Eugène plein de merveilles. On y trouva des horloges qui dégoulinaient sur les murs, des petits scarabés qui fuyaient à travers les mécanismes du golliwog d'Eugène, de petites flèches qui partaient d'un petit arc vert pour atteindre une grosse cible accrochée sur le ventre d'un gros homme qui n'arrêtait pas de crier "Hé! Arnold!"... Le golliwog d'Eugène regorgeait de choses étranges. Nous étions fascinés.

Alors nous vîmes Gerald, assis là sur une des horloges fondues. Il mangeait un bout de fromage qu'Eugène avait posé là, sur une tapette à souris. La tapette ne fonctionnait pas, car Eugène avait oublié de mettre un ressort. Alors Eugène nous donna la hache. Ce fut Roger qui la lança en prenant soin de viser.

La hache se planta droit dans le coeur d'Eugène.

Ecrit sur Careful with that axe, Eugene, de Pink Floyd.

Voila, c'est l'histoire d'Eugène.

Peut être pourrions nous continuer à parler de Syd sous le nom d'Eugène.

Au debut vint le Floyd. Puis le vide, the void. Et au beau milieu de la passe tragique entre ces deux périodes, des mauvais présages en pagaille : assez pour deviner que le jeune homme cousu d'or aurait quelques problèmes. Mais tout le monde laissait couler, plutôt que de regarder la réalité en face. Certains soirs, pourtant ...

Comme en cette fin d'été 1967, alors que le Summer Of Love se panachait doucement des couleurs de l'automne. Ce soir-là, dans les coulisses d'un club Londonien, où son groupe se prépare à jouer, Eugène s'explose consciencieusement la cervelle en mille morceaux psychédéliques. Ses yeux, noircis au Khôl, se creusent, se gonflent en un regard vitreux. Sa chevelure est pire encore : elle semble jaillir de son crâne, comme les gerbes d'un feu d'artifice détraqué.

Impossible de communiquer avec lui de toute la soirée. Il reste affalé sur une chaise, et n'arrete plus d'halluciner sur sa propre image dans un long miroir crasseux. Pendant ce temps, les autres s'occupent : ils s'amusent, effilochent leurs fringues hippies à la mode ou accordent leur guitare. Eugène n'est pas préoccupé par l'accordage de sa guitare, l'anarchie la plus totale règne dans son psychisme, submergeant sa musique et son inspiration.

Les trois autres membres du groupe attendent déjà sur scène quand Eugène face à la glace de sa loge, s'arrache finalement à ses rêveries narcissiques. Il commence à broyer des cachets de puissants tranquilisants, s'empare d'une bouteille d'un gel pour cheveux qu'il vide sur la poudre. Il plonge ensuite ses deux mains dans cette infâme melasse, la soulève et se la renverse sur la tête, laissant le mélange doucement s'infiltrer dans sa crinière et couler le long de son cou. Il se tourne, prend sa Telecaster blache et se dirige vers la scène d'une démarche hésitante.Tout le monde voit bien qu'Eugène n'est plus sur la même planète que ses trois acolytes. Tout ce qu'il fait est si désordonné, si fragmenté, qu'il semble jouer seul, sans aucun contact avec les autres.

A ce point, les projecteurs ont suffisamment chauffés la scène pour que la lotion capillaire de cintré psychédélique commence à couler en plusieurs torrents huileux et grotesques le long de son cou et sur son front, tandis que les miettes du tranquilisant se collent à son visage. Là, tous se rendent compte à quel point les choses ne tournent pas rond, tant Eugène, devant ses amis et ses fans, devient sa propre caricature de cire immolée, une effigie de chair fondante et de tissu cérébral en décomposition.

Voila , comme l'a dit David, c'était un artiste, de quoi est-il mort?

"D'une overdose" me direz-vous.

Vous serez surpris d'apprendre que notre cher Eugène est décédé du diabète.

Comme quoi...

"Je n'y peux rien si j'ai de la chance."
Eugène

Son sourire malicieux est presque irrésistible...